Rêves d'hiver au petit matin
Les printemps arabes vus par 50 écrivains et dessinateurs
Textes inédits et dessins receuillis par Bernard Magnier
Editions Elyzad 2012
Tunis, Tunisie
L’étincelle
qui embrasa le monde
Malika
Madi
« Ce jour-là, les agents municipaux lui avaient confisqué son outil de travail et l'un d'eux l'avait giflé. Il s'est alors rendu à la municipalité, puis au gouvernorat pour se plaindre, mais ici, à Sidi Bouzid, il n'y a personne pour nous écouter… »1
« Ce jour-là, les agents municipaux lui avaient confisqué son outil de travail et l'un d'eux l'avait giflé. Il s'est alors rendu à la municipalité, puis au gouvernorat pour se plaindre, mais ici, à Sidi Bouzid, il n'y a personne pour nous écouter… »1
Mon
frère était un homme simple, un homme de la terre que la terre a
avalé l’année de ses vingt-six ans. Besbouss, c’est ma mère
qui lui a offert ce surnom, s’était levé le matin, avait passé
un peu d’eau fraiche sur son visage puis s’était longuement
regardé dans le miroir. Une journée comme les autres, une journée
de galère où gagner de quoi survivre est une gageure. Son
rêve ? S'offrir une camionnette
pour ne plus avoir à pousser cette charrette qu’il tentait d’achalander de fruits et de légumes frais pour
ensuite aller les vendre sur les trottoirs de Sidi Bouzid. Mohamed,
sa charrette et sa balance étaient nos seuls biens.
La
mort de notre père, survenue lorsque nous n’étions encore que des
enfants de la maternelle, nous révéla trop vite la brutalité du
destin ingrat que la vie réserve aux indigents. Pendant sept ans,
les sbires du pouvoir se serviront dans sa caisse, lui appliqueront
des amendes ou lui confisqueront sa marchandise. Il faut connaître
les bonnes personnes pour éviter les pots de vin ou les arrestations
arbitraires. La pauvreté, à travers le monde, est une ignominie,
quel qualificatif lui attribuer lorsqu’elle est subie dans un pays
où la corruption est élevée au rang d’institution ?
Le
17
décembre
2010,
nous nous étions levés à l’aube, comme tous
les matins. Mohamed avait passé un peu d’eau fraiche sur son
visage avant d’avaler, à la hâte, le café au lait bien sucré que je lui
avais préparé. Il avait plongé son regard dans le mien. Je ne peux
pas expliquer pourquoi ce matin-là nous nous étions regardés aussi
longuement alors que jamais nous ne l’avions fait par le passé. Il a
posé son bol dans l’évier. Par pudeur, je n’ai pas levé les yeux sur
son visage, mais juste aperçu sa main droite et l’index qui effleurait
le reste de la mousse de lait sur le bord extérieur de la tasse. J’ai
entendu la porte se refermer derrière lui puis le mouvement des
roues de sa vieille charrette déchirer la quiétude d’un matin de
décembre dans le nombril de la Tunisie. Lorsqu’il s’est éloigné,
j’ai fermé les yeux et j’ai prié. Bien après sa mort, un grand
écrivain rédigea ces mots : « un homme simple, comme il y en a
des millions, qui, à force d'être écrasé, humilié, nié dans sa vie, a
fini par devenir l'étincelle qui embrase le monde ».
les matins. Mohamed avait passé un peu d’eau fraiche sur son
visage avant d’avaler, à la hâte, le café au lait bien sucré que je lui
avais préparé. Il avait plongé son regard dans le mien. Je ne peux
pas expliquer pourquoi ce matin-là nous nous étions regardés aussi
longuement alors que jamais nous ne l’avions fait par le passé. Il a
posé son bol dans l’évier. Par pudeur, je n’ai pas levé les yeux sur
son visage, mais juste aperçu sa main droite et l’index qui effleurait
le reste de la mousse de lait sur le bord extérieur de la tasse. J’ai
entendu la porte se refermer derrière lui puis le mouvement des
roues de sa vieille charrette déchirer la quiétude d’un matin de
décembre dans le nombril de la Tunisie. Lorsqu’il s’est éloigné,
j’ai fermé les yeux et j’ai prié. Bien après sa mort, un grand
écrivain rédigea ces mots : « un homme simple, comme il y en a
des millions, qui, à force d'être écrasé, humilié, nié dans sa vie, a
fini par devenir l'étincelle qui embrase le monde ».
1
Leïla Bouazizi, sœur de Tarek dit Mohammed.