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vendredi 18 février 2011

Ingrid Betancourt, soeur dans les rêves.


Moi et Ingrid Betancourt (Foire du Livre de Bruxelles 2011)

Ingrid Betancourt, soeur dans les rêves.


« Même le silence a une fin » est le livre qu'Ingrid Betancourt a publié en septembre dernier pour évoquer sa captivité par les FARC, dans la jungle colombienne, pendant près de six ans et demi. Témoignage bouleversant sur le quotidien d'une femme qui briguait le poste de présidente de la Colombie avant que le destin n'en décide autrement. Issue d'un milieu aisé et intellectuel (son père était ambassadeur) elle est devenue l'amie de Dominique de Villepin (ex premier ministre français) rencontré à Sciences Po, lorsqu'elle y était étudiante. La détention dans la jungle a transformé Ingrid. Ses priorités sont aujourd'hui ailleurs : « ce qui m'a permis de tenir est l'amour, l'amour de mes enfants, de mes proches et surtout ... la foi ! » la foi en Dieu mais aussi la foi en l'homme et en ce qu'il est capable d'accomplir même dans les pires moments. La peur, l'humiliation, la promiscuité, les pluies diluviennes, la faim, la douleur physique (une dysenterie terrible) et morale (la dépression) n'ont jamais eu raison de sa détermination, celle de s'en sortir vivante. Ce qui m'a particulièrement touchée lors de la lecture de ce livre est que les valeurs acquises par l'humanité, après des siècles de civilisation, sont fragiles lorsqu'il est question d'instinct de survie. Ingrid nous décrit les rivalités entre détenus, les complicités avec les FARC pour bénéficier d'un meilleur traitement etc. Les lendemains incertains : serais-je libérée dans un jour, une semaine, un an ou dix ans ? Ingrid quettait les signes chez ses gardiens ou les membres de la hiérarchie des FARC pour tenter de déceler si le moment de sa libération est proche.


 « Enchaînée par le cou à un arbre, privée de toute liberté, celle de bouger, de s'asseoir, de se lever ; celle de parler ou de se taire ; celle de boire ou de manger ; et même la plus élémentaire, celle d'assouvir les besoins de son corps... J'ai pris conscience – après de longues années – que l'on garde tout de même la plus précieuse de toutes, la liberté que personne ne peut jamais vous ôter : celle de décider qui l'on veut être. »

Ingrid Betancourt a dédicacé mon exemplaire par cette phrase superbe : « A Malika, sœur dans les rêves, courage pour le combat. »

samedi 12 février 2011

Luc Collès
Le Langage et l’Homme, vol. XXXXVI, n° 1 (juin 2011)
La marginalité dans une oeuvre littéraire :
 
 
Nuit d'Encre pour Farah de Malika Madi
Luc COLLÈS
Université catholique de Louvain
 
 
La marginalité peut se concevoir de multiples façons dans une oeuvre littéraire. Nous allons le montrer par le biais de l'analyse du roman Nuit
d'Encre pour Farah, écrit par Malika Madi, femme d'origine algérienne vivant
en Belgique.
Farah, étudiante en dernière année de secondaire, vit en Belgique avec sa
famille d'origine algérienne. Alors que ses deux grandes soeurs, Latifa et Lila,
sont éduquées par leur mère afin de devenir de bonnes épouses pour un mari
algérien, Farah peut à loisir se livrer à sa passion dévorante: la lecture des
grands auteurs. Son plus grand rêve est d'aller à l'université pour y étudier la
littérature. Mais tout bascule quand ses deux soeurs décident de fuguer et
s'évanouissent dans la nature. Farah est alors mariée de force à l'homme que
Latifa devait épouser, et part vivre en Algérie en abandonnant contre son gré
ses projets d'étude. Après sept années passées en Algérie, elle finit par quelque
peu s'habituer à son rôle d'épouse, même si elle ne peut avoir d'enfant et que
l'ombre de la trahison de ses soeurs ne la quitte jamais. Elle découvre alors que
celles-ci ont repris contact avec sa mère, qui les avait pourtant répudiées,
qu'elles vivent au Québec et que Lila a eu une fille. Cette trahison est celle de
trop pour Farah, qui finit par sombrer dans la folie.
1. Une littérature culturellement marginale
Malika Madi, d'origine algérienne, fait partie de la deuxième génération
issue de l'immigration maghrébine et arrivée en France et en Belgique. Les
écrivains qui en sont issus ont été regroupés au sein d'une littérature francomaghrébine
appelée communément « beur ». Un regroupement effectué à
cause des thèmes qui sont évoqués, lesquels sont souvent les mêmes. Ainsi,
« (...) la littérature beur se déroule selon deux grands axes thématiques: la vie
134 LA MARGINALITÉ DANS UNE OEUVRE LITTÉRAIRE…
en banlieue au quotidien (...) ; les problèmes d'identité double ou déchirée,
sujet qui inclut souvent des problèmes de communication avec le père, de qui
on n'a qu'une image complètement déstructurée et, parallèlement, une mémoire
tronquée et brisée (...). » (Lebrun & Collès, 2007, 68)
Nous retrouvons ces thématiques dans le roman de Malika Madi, comme
nous le verrons plus loin. Mais ces ouvrages se regroupent également autour
de caractéristiques esthétiques, comme leur liberté de formulation et de
syntaxe, mais aussi le recours à l'humour et à l'ironie: « La littérature beur,
parole du malaise, de l'écartèlement et de la différence porte, dans son humour
même, la colère, la rupture. » (Lebrun & Collès, 2007, 71)
- (...) Ici, nos garçons ne veulent plus se marier avec des Algériennes. Regarde mes fils, sur
les sept, je n'ai pu en convaincre que deux d'épouser des filles de chez nous. Les autres:
deux Belges, une Italienne, une Polonaise et une Flamande. Tu te rends compte?
Ma mère, perplexe, tenta une question :
Les Flamands, c'est pas des Belges?
Si, mais ce n'est pas vraiment une Flamande... Elle parle comme eux quand elle téléphone à
sa mère, mais je sais plus c'est quel pays... (70)
Derrière la touche ironique sur le manque de connaissances
géographiques d'Ourdia, l'amie de la mère de Farah, se trouvent des
accusations plus profondes sur la réalité algérienne: la différence de traitement
entre un fils et une fille, le désintérêt des mères pour les beaux-enfants qui ne
sont pas du pays, etc.
Nuit d'encre pour Farah contient donc toutes les caractéristiques qui en
font une oeuvre de la littérature beur à part entière. Celle-ci tend peu à peu à se
faire connaître tout en développant sa propre vision de l'écriture et de la
société.
 
2. Quête d'identité
Les problèmes liés à l'identité sont l'un des principaux axes thématiques
de la littérature beur. Coincés entre deux cultures, les immigrés sont obligés
de s'adapter à une nouvelle société, non sans heurts: « Exilé dans un pays
étranger, l'immigré se trouve confronté à un nouveau système de valeurs, dont
il subit peu à peu l'influence, même si c'est de façon inconsciente. Cette
oscillation entre deux cultures, celle de son pays d'origine et celle de son pays
d'accueil, lui fait perdre ses points de repère, le perturbe et le déstabilise dans
sa vision du monde; son identité devient de plus en plus nébuleuse » (Lebrun
& Collès, 2007, 104). Cette situation est vécue différemment par les parents et
par leurs enfants, qui vivent une réalité différente. Ainsi, dans le roman de
Malika Madi, les deux grandes soeurs de Farah vivent une relation
conflictuelle avec leur mère qui veut les obliger à vivre selon les traditions de
son pays origine. Mais la société occidentale dont elles sont davantage
imprégnées les oblige à penser différemment :
J'eus alors l'idée de descendre à la cuisine, où ma mère, attablée, buvait un verre de thé.
Elle aussi avait pleuré, elle aussi était à bout, à bout de Lila et de cette société où tout est
mis en oeuvre pour vous déstabiliser, pour anéantir des siècles de traditions, d'us et de
LA MARGINALITÉ DANS UNE OEUVRE LITTÉRAIRE… 135
coutumes qui se confondent parfois, mais pas toujours, avec certains principes de l'islam.
Cette société déterminée à détruire les fondements et les principes de la famille dans ce
qu'elle a de plus noble et de plus ancestral. (39-40)
Lila et Latifa n'ont d'autre solution que de fuguer pour échapper à l'avenir
auquel les destine leur mère. Ce n'est que plusieurs années après que leur mère
leur pardonnera, prise de remords mais aussi sans doute davantage imprégnée
durant ce laps de temps par la société occidentale et ses coutumes.
Cette recherche d'identité s’affiche, dans la littérature beur, de différentes
manières : « sur le plan linguistique: il n'y a pas de véritable investissement de
la langue française, chez les femmes encore moins que chez les hommes.
Ceux-ci n'acquièrent que le strict minimum pour communiquer sans trop de
malentendus; sur la façon de vivre l'espace: un espace intime tente de
reproduire la manière de vivre originelle, chez soi ou dans certains quartiers. »
(L & C, 2007, 36) Ainsi la narratrice de Nuit d'encre pour Farah se moque de
la manière de parler de sa mère :
Tu n'auras qu'à faire un certificat médical, dit-elle avec un accent pitoyable. (52)
Ce roman traduit un malaise qui est bien palpable entre les enfants et
leurs parents. Car si ceux-ci ne sentent pas obligés de s'intégrer à cette
nouvelle société, leurs enfants, qui sont moins imprégnés par la culture de leur
pays d'origine, se trouvent pris entre deux feux: l'éducation volontairement
traditionnelle que tentent de leur inculquer leurs parents et la pression imposée
par la société occidentale: « Le véritable noyau qui va forger le style identitaire
des enfants est celui d'une société d'adoption, mais non plus d'une façon simple
ni harmonieuse. En effet, le message que cette société leur adresse est souvent
paradoxal: attraction et relégation dans les périphéries (...). C'est de cette
manière – et de façon quasi institutionnelle - que l'on forme des identités
marginales » (L & C, 2007, 37).
 
3. Être une femme de Lettres
Les femmes écrivains de la péninsule arabe critiquent vivement la société
qui les marginalise en tant que femmes, mais aussi en tant qu'artistes. Les
auteurs issus de l'immigration, et notamment Malika Madi, connaissent
également le besoin de s'exprimer sur ce sujet, à la différence près qu'elles ne
peuvent le faire sous leur véritable identité. Ce n'est pas la société qui est mise
en cause, mais plutôt l'impossible liaison entre deux cultures qui les oblige à
rester marginalisées durant toute leur vie:
Exiger la virginité jusqu'au mariage, la pudeur du corps et de l'esprit, puis envoyer ses filles
à l'école où la mixité n'est non seulement plus un tabou depuis trente ans, mais même plus
un sujet de discussion, c'est conciliable? (...) Et nous, les filles, payons notre passivité par
l'indifférence générale. (75)
Latifa exprime dans cet extrait tout le désarroi des femmes immigrées.
Pour l'auteur, il n'y a qu'une solution: fuir sa famille et reconstruire sa vie au
loin, pour ne pas avoir à subir la pression constante des deux cultures. Le
136 LA MARGINALITÉ DANS UNE OEUVRE LITTÉRAIRE…
bonheur de Latifa et de Lila est à ce prix, mais elles finissent malgré tout par
s'y résoudre.
Il est également difficile de ne pas reconnaître dans le personnage de
Farah les problèmes rencontrés par les femmes arabes qui désirent exprimer
leur passion ou leur art en toute liberté. Leurs rêves leur permettent d'échapper
temporairement à leur environnement familial:
J'étais libre, je travaillais bien et j'étais la meilleure élève du cours de français. Les
angoisses, les peurs, les doutes de mes soeurs m'étaient un monde étranger. (17)
Mais elles sont pourtant bien vite ramenées à la dure réalité. L'héroïne du
roman se voit obligée de mettre fin à ses ambitions personnelles, elle
n'échappe pas à la pression sociale.
Conclusion
La thématique de la marginalité est bien présente à différents niveaux
dans le roman de Malika Madi: dans le style utilisé (recours à l'humour,
formulation assez libre), dans le choix des thèmes évoqués (les problèmes
d'identité de la population immigrée) ou encore dans les conditions même de
production de ce roman (écrit par une femme arabe). Cette analyse montre
donc que la littérature beur peut en certains points être comparée à la littérature
arabe contemporaine, mais qu'elle s'en démarque également (il en va de même
avec le reste de la production littéraire francophone) pour créer
progressivement son propre style et développer des sujets qui lui sont chers
(notamment la situation dans les banlieues et la difficile quête d'une identité
propre). La marginalité est notamment évoquée dans cette littérature pour
démontrer tous les progrès qu'il reste à effectuer pour que cette population
immigrée soit définitivement intégrée dans une société qui ne lui a pas tendu
spontanément les bras.
Bibliographie
Lebrun Monique et Collès Luc (2007), La littérature migrante dans l'espace francophone:
Belgique-France- Québec-Suisse. Cortil-Wodon : EME.
Madi Malika (2005), Nuit d'Encre pour Farah. Mons : Éditions du Cerisier.
Collès Luc, (2008), La quête identitaire des adolescents issus de l’immigration à travers un roman
de la littérature beur. Le Langage et l’Homme, XXXXIII, 64-77.

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