Albert Camus |
Albert Camus est né en Algérie en 1913 dans un village Constantinois. Il ne connaitra jamais son père qui meurt à 28 ans alors que Camus n'a pas encore un an. Il garde de lui une photo et une anecdote ; "son dégoût devant le spectacle d'une exécution capitale". Cette évocation sera reprise dans son magistral roman "L'étranger" où son personnage principal connaîtra le même ressentiment alors qu'il est lui-même condamné à mort. Élevé par sa mère, mais surtout par une grand-mère pauvre et autoritaire dans le quartier misérable de Belcourt, à Alger, Camus dira cette phrase magnifique : « La misère m'empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l'histoire ; le soleil m'apprit que l'histoire n'est pas tout. » Camus éprouve pour sa mère un amour profond, mais il n'y aura jamais de véritable communication entre eux. C’est une femme exténuée par le travail, à demi-sourde et presque analphabète. Pendant la guerre qui opposa la France aux indépendantistes algériens, Camus publie en 1955 et 1956 des articles dans le journal l'Express d'une grande lucidité sur les exactions commises aussi bien par la France que par les combattants pour l'indépendance. Déjà en 1939, lorsqu'il sera envoyé en reportage en Kabylie, il dénoncera l'atroce et misérable vie des populations 1 " j'ai mal à l'Algérie" dira-t-il, mais lors de la remise du prix Nobel de littérature en 1957, en réponse à une question que lui pose un jeune algérien, il dira cette phrase qui suscita beaucoup de commentaires à l'époque : "J'ai toujours condamné la terreur, je dois condamner aussi un terrorisme qui s'exerce aveuglément dans les rues d'Alger, par exemple et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois en la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice."
1-Voir à ce sujet l'article qu'il a écrit en 1939 pour le quotidien l'Alger républicain et que je reprends tel quel plus bas.
L'absurde
Les
historiens voient dans l’œuvre de Camus une empreinte
existentialiste mais Camus refuse ce genre défendu par Sartre, un
temps son ami avant de devenir son grand ennemi. Camus travaille
l'absurde et ce qui fascine dans son œuvre est justement le
traitement de l'absurde. Cette manière qui lui est propre de voir le
monde, la vie, le temps qui passe et qui s'inscrit en nous et malgré
nous. La vie
vaut-elle la peine d'être vécue ? Pour la plupart des hommes, vivre
se ramène à «
faire les gestes que l'habitude commande ». Mais le suicide soulève
la question fondamentale du sens de la vie : "Mourir
volontairement suppose qu'on a reconnu, même instinctivement, le
caractère dérisoire de cette habitude,
l’absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé
de cette agitation quotidienne et l'inutilité de la souffrance"
Camus
aime la vie, les femmes, l'Algérie, le soleil. Il écrit et prend du
plaisir à créer pour le théâtre. Ses pièces sont très (trop ?)
littéraires, mais il s'en fout, il met en scène et joue même
parfois lui-même sur scène. Alors que Sartre éprouve un dégout
pour la littérature, Camus y exprime tout le mal-être de l'homme,
toute sa face sombre et la terrible remise en question du sens et de
la raison même de la vie. « Je tire de l'absurde, dit Camus, trois
conséquences qui sont ma révolte, ma liberté, ma passion. Par le
seul jeu de ma conscience, je transforme en règle de vie ce qui
était invitation à la mort - et je refuse le suicide ». Ainsi se
définit l'attitude de « l'homme absurde ».
Misère de la Kabylie.
Albert Camus
L'Alger républicain, 1939
Par un petit matin, j'ai vu à Tizi-Ouzou des enfants en loques
disputer à des chiens kabyles le contenu d'une poubelle. À mes
questions, un Kabyle a répondu : « C'est tous les matins comme
ça. » Un autre habitant m'a expliqué que l'hiver, dans le
village, les habitants, mal nourris et mal couverts, ont inventé
une méthode pour trouver le sommeil. Ils se mettent en cercle
autour d'un feu de bois et se déplacent de temps en temps pour
éviter l'ankylose. Et la nuit durant, dans le gourbi misérable,
une ronde rampante de corps couchés se déroule sans arrêt. Ceci
n'est sans doute pas suffisant puisque le Code forestier empêche
ces malheureux de prendre le bois où il se trouve et qu'il n'est
pas rare qu'ils se voient saisir leur seule richesse, l'âne
croûteux et décharné qui servit à transporter les fagots. Les
choses, dans la région de Tizi-Ouzou, sont d'ailleurs allées si
loin qu'il a fallu que l'initiative privée s'en mêlât. Tous les
mercredis, le sous-préfet, à ses frais, donne un repas à 50
petits Kabyles et les nourrit de bouillon et de pain. Après quoi,
ils peuvent attendre la distribution de grains qui a lieu au bout
d'un mois. Les sœurs blanches et le pasteur Rolland contribuent
aussi à ces œuvres de charité.
On me dira : « Ce sont des cas particuliers... C'est la crise,
etc. Et, en tout cas, les chiffres ne veulent rien dire. » J'avoue
que je ne puis comprendre cette façon de voir. Les statistiques ne
veulent rien dire et j'en suis bien d'accord, mais si je dis que
l'habitant du village d'Azouza que je suis allé voir faisait
partie d'une famille de dix enfants dont deux seulement ont
survécu, il ne s'agit point de chiffres ou de démonstration, mais
d'une vérité criante et révélatrice. Je n'ai pas besoin non
plus de donner le nombre d'élèves qui, dans les écoles autour de
Fort-National, s'évanouissent de faim. Il me suffit de savoir que
cela s'est produit et que cela se produira si l'on ne se porte pas
au secours de ces malheureux. Il me suffit de savoir qu'à l'école
de Talam-Aïach les instituteurs, en octobre passé, ont vu arriver
des élèves absolument nus et couverts de poux, qu'ils les ont
habillés et passés à la tondeuse. Il me suffit de savoir qu'à
Azouza, parmi les enfants qui ne quittent pas l'école à 11 heures
parce que leur village est trop éloigné, un sur soixante environ
mange de la galette et les autres déjeunent d'un oignon ou de
quelques figues.
À Fort-National, à la distribution de grains, j'ai interrogé un enfant qui portait sur son dos le petit sac d'orge qu'on venait de lui donner.
- Pour combien de jours, on t'a donné ça ?
- Quinze jours.
- Vous êtes combien dans la famille ?
- Cinq.
- C'est tout ce que vous allez manger ?
- Oui.
- Vous n'avez pas de figues ?
- Non. Vous mettez de l'huile dans la galette ?
- Non. On met de l'eau.
Et il est parti avec un regard méfiant.
Est-ce que cela ne suffit pas ? Si je jette un regard sur mes notes, j'y vois deux fois autant de faits révoltants et je désespère d'arriver à les faire connaître tous. Il le faut pourtant et tout doit être dit.
Pour aujourd'hui, j'arrête ici cette promenade à travers la souffrance et la faim d'un peuple. On aura senti du moins que la misère ici n'est pas une formule ni un thème de méditation. Elle est. Elle crie et elle désespère. Encore une fois, qu'avons-nous fait pour elle et avons-nous le droit de nous détourner d'elle ?
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